Ma très chère cousine,
Je tiens tout d'abord à vous souhaiter tout le bonheur possible pour cette nouvelle année. Il me faut ensuite vous prier de bien vouloir me pardonner de ce long silence. Comme vous le savez, mon père organise chaque année une réception durant les fêtes de Noël. Ma Tante Brown ne m'étant pas d'un grand secours pour ce genre de choses, j'ai dû en prendre en charge l'organisation seule, ce qui a occupé tout mon temps et m'a considérablement épuisée. Ensuite, ce n'est plus l'occupation, mais la peine qui m'a empêchée d'écrire.
Avant de vous raconter quels furent les derniers événements, il me vient l'envie de vous gronder d'être sortie si souvent sans prendre la moindre précaution ! Je suis bien heureuse de vous savoir guérie et j'espère que vous prendrez davantage soin de vous à l'avenir.
La suite de votre lettre m'a peinée, mais aussi mise en colère. Comment cet homme ose-t-il se comporter de la sorte ? Concentrer ses attentions sur une personne pour ensuite se tourner vers une autre ! Comment peut-on faire preuve de tant d'inconstance ? D'après le portrait que vous m'en aviez fait, j'avais eu de lui une impression favorable et je suis d'autant plus déçue de sa conduite. Mais surtout, je lui en veux terriblement de vous avoir ainsi causé de la peine. Si je le pouvais, je lui ferais volontiers part de tout le mépris qu'il m'inspire (bien que mon père ne me pardonnerait sans doute jamais une telle conduite). Je sais à présent que l'amour est une bien étrange maladie, et j'aimerais avoir le pouvoir de vous en soulager.
Ma dernière lettre était sans doute bien pessimiste, heureusement, celle-ci apporte de meilleures nouvelles. Comme je vous l'ai dit, j'ai été chargée d'organiser notre réception annuelle pour les fêtes de Noël. À cette occasion, j'ai envoyé des invitations à tout le voisinage, y compris à Lady Sheldon et Lord Henry. Je m'attendais, bien entendu, à un refus. J'avais tort, ils ne se donnèrent même pas la peine de répondre. Ce comportement, dont eurent vent nos voisins, a profondément choqué. De la froideur à mon égard se comprenait, mais une attitude d'une telle impolitesse envers mon père, homme respecté dans tout le voisinage, constituait une offense propre à choquer. Alors que j'avais dû subir des commérages bien désagréables, je devins soudainement un objet de compassion. Tous se mirent à soutenir que j'avais eu bien raison de refuser un homme si peu délicat. Même l'attitude de Père s'est radoucie à mon égard.
Ce soudain revirement de situation devrait me ravir. Et pourtant, je ne parviens pas à me montrer gaie. Vous êtes suffisamment éclairée sur l'état de mon cœur pour en connaître la cause, chère Constance : il s'agit bel et bien de Mr Temple. À la minute où j'appris son retour, je fis de mon mieux pour éviter de me retrouver en sa présence. Cette attitude était lâche sans doute, mais je craignais sa réaction et n'avais pas le courage de l'affronter. Malheureusement, le sort fut contre moi, car alors que je me rendais chez l'une de nos voisines, malade, afin de lui apporter nourriture et réconfort, je le trouvai justement chez elle. L'heure qui suivit fut parmi les plus embarrassantes de toute mon existence. Je n'osais le regarder et j'imagine qu'il était aussi embarrassé que moi. Enfin vint le moment de prendre congé et il se proposa de me raccompagner, proposition que j'acceptai alors que j'étais pourtant décidée à la décliner. Nous commençâmes par échanger des banalités, puis la conversation dériva vers les raisons de son absence. Il m'avoua que sa jeune sœur était tombée amoureuse d'un homme de mauvaise vie et s'était laissée convaincre de s'enfuir avec lui. Fort heureusement, il avait pu empêcher un tel drame de se produire. Je lui promis de ne rien dévoiler à son cousin ou à sa tante et fus touchée par une telle marque de confiance. Mais à vous, chère cousine, je sais que je peux me dévoiler en toute sûreté. Il a ensuite évoqué le sujet que je redoutais tant. Je suis bien heureuse qu'il n'y ait eu d'autre témoin à cet instant, tant j'étais mortifiée. Il m'assura que j'avais eu raison de ne pas accepter sa main si cela était contre ma volonté et contre mes sentiments. J'en fus si heureuse que je ne m'offusquai nullement qu'il m'ait appelée par mon prénom.
Mais ce bonheur fut de courte durée. Car il ne peut décemment épouser la femme qui a rejeté un membre de sa famille, du moins tant que celui-ci n'a pas trouvé un nouvel objet d'affection. Il se refuse à un tel geste. Je devrais l'en blâmer, mais pour mon malheur, je ne l'en estime que davantage.
Il changea de comportement à mon égard. Ce fut particulièrement notable le soir de la réception. Pour compenser l'impolitesse de sa tante et de son cousin, il avait répondu favorablement à notre invitation. Mais alors qu'auparavant il se montrait amusant et même plaisantin envers moi, il fut ce soir-là distant, se contentant de faire preuve de la politesse exigée dans ces circonstances. Une fois il fit un geste pour saisir ma main alors que nous étions seuls, mais y renonça finalement.
Il a quitté la région après la nouvelle année, retournant à ses fonctions. J'ai beau me dire qu'il me faut me résigner, je ne parviens pas à retrouver ma légèreté d'antan et je crains que mon cœur n'ait que trop souffert. Toute idée de mariage me semble aujourd'hui inenvisageable. Mais ne vous en faites pas Constance, tôt ou tard, je me porterai mieux, avec le temps.
J'espère que vous vous portez bien et que votre maladie n'est plus qu'un mauvais souvenir.
Avec toute mon affection,
Fanny.